Comment devient-on délinquant ?
Régis Meyrand
De récentes études nous aident à comprendre un peu mieux ce qu’est la délinquance : comment y entre-t-on ? En sort-on ? Peut-on y faire « carrière » ? Bien que certains jeunes dealers soient peu à peu intégrés dans une économie parallèle fort lucrative, il semble que le « métier » de délinquant ne rapporte pas autant qu’on le croit.
Qu’est-ce qu’un délinquant ?
Depuis ses débuts,
la criminologie n’a eu de cesse de brosser des portraits psychologiques
voire raciaux des délinquants… Ainsi Cesare Lumbroso, inventeur à la
fin du xixe siècle de l’anthropologie criminelle, prétendait-il
identifier les types de « criminels-nés » d’après leur physionomie ou
même leurs traits raciaux… Mais la méthode des « types criminels » ne
semble pas s’être avérée pertinente. Aujourd’hui, criminologues et
sociologues de la délinquance s’entendent plutôt pour définir un
délinquant avant tout par ses actes. C’est la perspective actionniste.
Selon
cette définition (1), un délinquant est tout simplement quelqu’un qui
enfreint la loi. Une personne qui trafique sa déclaration d’impôt est
donc considérée comme délinquante… Cela dit, on trouve généralement une
définition plus précise fondée sur les actes délinquants les plus
caractéristiques : un délinquant pratique soit le vol (les plus
fréquents : vols de voitures, cambriolages), soit le trafic de drogue,
soit l’agression sur des personnes (attaque à main armée, viol,
homicide).
Les études distinguent en outre plusieurs types de délinquance :
1) la délinquance juvénile (individus isolés ou petits groupes) ;
2) les violences urbaines (gangs, notamment aux Etats-Unis) ;
3) le crime organisé (« milieu » français, maffia italienne – Cosa nostra sicilienne, Camorra napolitaine –, triades chinoises, yakuza japonais, cartels de Colombie, etc.).
Malgré ces distinctions, il y aurait, selon le criminologue Maurice Cusson (2), une « unité de l’action criminelle »
derrière l’apparente diversité des infractions… Par exemple, le cliché
cinématographique ou médiatique du « prédateur sexuel » (le violeur
spécialisé dans le crime sexuel) ne correspondrait pas à la réalité :
le délinquant est toujours « généraliste », il commet tous les types de
délits et beaucoup plus rarement des crimes sexuels ou des homicides.
Un test au Canada montrerait que les « violeurs » commettent en moyenne
trois fois plus de crimes violents non sexuels et cinq fois plus de
délits contre la propriété. Les typologies de criminels seraient donc
inutiles, selon ce point de vue. Le viol, par exemple, ne serait pas
l’expression d’une déviance particulière, mais plutôt une
manifestation, parmi d’autres, « d’une prédisposition à enfreindre toute forme de règle ». Car, avant toute chose, la délinquance semble être un mode de vie, écrit M. Cusson.
NOTES
(1) R. Fillieule, Sociologie de la délinquance, Puf, 2001.
(2) M. Cusson, La Délinquance, une vie choisie. Entre plaisir et crime, Hurtubise, 2006.
Choisit-on de devenir délinquant ?
Les
approches classiques de sociologie de la délinquance mettaient
l’accent, depuis les travaux fondateurs de l’école de Chicago, sur
l’idée que le délinquant était « agi » par des déterminismes sociaux :
le chômage, la misère, l’exclusion « créaient » la délinquance. Sans
pour autant nier l’importance de ces travaux, il faut reconnaître que
cela n’explique pas pourquoi, dans les quartiers défavorisés, tout le
monde ne devient pas délinquant… Il faut donc prendre en compte une
hypothèse supplémentaire : et si certains individus choisissaient de
devenir délinquants ? Cette hypothèse a été exploitée à divers degrés
selon les auteurs.
Ainsi, dans une étude désormais classique,
l’anthropologue Philippe Bourgois a-t-il étudié de près le
fonctionnement d’un gang de de drogue. Vivant avec femme et
enfant dans le quartier portoricain El Barrio de New York, il a réussi
à se faire accepter par la bande qui opérait dans l’immeuble en face de
chez lui (1). Résultat de l’enquête : l’auteur se place dans une
perspective « déterministe » (en faisant notamment référence à Pierre
Bourdieu) pour affirmer que c’est le contexte socioculturel qui crée en
partie les gangs. Mais il suppose également qu’à la base de cette
économie parallèle se trouve un raisonnement rationnel : certains
habitants inventent des « stratégies alternatives » de production de
revenus. Il s’agirait d’un choix pour éviter la misère, dans un
quartier où la moitié des foyers vivent en dessous du seuil de
pauvreté… Cela semble logique : en effet, « pourquoi
prendraient-ils le métro pour gagner le salaire minimum (…) dans les
bureaux du centre-ville, alors qu’ils peuvent sans difficulté gagner
plus, du moins à court terme, en vendant de la drogue au coin de la
rue ? », écrit P. Bourgois.
Mais c’est le criminologue canadien
Maurice Cusson qui est allé le plus loin dans une telle perspective
(2). Il se place sous le patronage de Raymond Boudon en invoquant la
notion de « rationalité » chez l’acteur – ce qui veut dire que pour
comprendre l’action d’un individu, il faut prendre au sérieux les
raisons que celui-ci invoque pour justifier de son acte.
M. Cusson
observe judicieusement que la délinquance mène très fréquemment à la
prison ou à la mort… Alors pourquoi des individus choisissent-ils de
devenir délinquants ? Sont-ils des « paumés » ? Sont-ils « fous »,
c’est-à-dire atteints de troubles de la personnalité ? Sont-ils plus
violents que la moyenne ? On peut répondre « oui » à ces trois
questions, mais cela ne nous apprend rien : ces symptômes font partie
de la définition même de la délinquance… M. Cusson propose alors une
nouvelle hypothèse : la délinquance doit être vue comme un choix de
vie, car le délinquant adopte le raisonnement selon lequel violer la
loi lui apporte plus d’avantages que d’inconvénients.
Et pour
cause : M. Cusson a soigneusement épluché les témoignages, entretiens
ou biographies de truands publiés au long du xxe siècle. Ceux-ci
affirment tous avoir horreur du « métro-boulot-dodo », préfèrent se
coucher et se lever tard, et mener une vie festive de noctambules… Ils
fréquentent les boîtes de nuit, comme les tripots, usent et abusent
d’alcools et de toutes sortes de drogues, se rendent régulièrement dans
des boîtes à strip-tease… Ils apprécient aussi la compagnie des jolies
filles, les belles voitures et la « flambe » : pour impressionner dans
le milieu, ils dépensent ostensiblement des sommes d’argent énormes. Le
bandit québécois Bernard Provençal, qui dirigea un gang à Montréal dans
les années 1970, raconte, dans son autobiographie, sa fascination pour
un truand qui lui servait de modèle : « Il y a des millions de
dollars qui lui sont passés entre les mains. Il était toujours entouré
de femmes, il avait une belle voiture et il était respecté dans le
milieu (3)… »
Les délinquants ont donc un style de vie qui leur
est propre, et qui est, pour partie au moins, choisi : celui-ci combine
le frisson du défi de l’ordre et de la transgression de l’interdit avec
une importance démesurée donnée à la fête. n
NOTES
(1) P. Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Seuil, 2001.
(2) M. Cusson, La Délinquance, une vie choisie. Entre plaisir et crime, Hurtubise, 2006.
(3) B. Provençal, Big Ben, Domino, 1983.
Les délinquants « gagnent-ils » bien leur vie ?
rapporte beaucoup d’argent en peu de temps… Mais alors, pourquoi les dealers
vivent-ils encore chez leur maman ? Telle est la question que s’est
posée le sociologue Sudhir A. Venkatesh, dans une étude sur les
finances des gangs (1). L’auteur rend compte d’un terrain de six années
passées à côtoyer les membres d’un gang de Chicago. Ayant eu accès à la
comptabilité du groupe, il en détaille la marche.
Le gang est dirigé par un board of directors
composé d’une vingtaine de directeurs – quatre à six spécialisés dans
les relations avec les fournisseurs et les autres gangs affiliés, et
une douzaine de responsables de la collecte des redevances, de la
supervision du recrutement, de la mise au pas des mauvais sujets, et de
la liaison entre les différentes branches du gang.
Chaque branche du gang (une centaine en tout) est dirigée par un chef local, qui paie tribut au board
en échange de la permission de vendre du crack sur un territoire donné,
d’une garantie de protection en prison et en ville, et de l’accès à une
offre stable de drogue de qualité. Le chef d’une branche locale est
assisté de trois lieutenants : un trésorier qui gère les liquidités, un
responsable des approvisionnements (runner) et un responsable de la sécurité (enforcer). Au bas de la hiérarchie se trouvent les clockers : les dealers
de crack. Ceux-ci travaillent en équipes de six, qui comprennent un
chef d’équipe supervisant deux préparateurs, un vendeur, un coursier et
un guetteur.
Combien gagnent toutes ces personnes ? Le chef de
branche gagne en moyenne 100 000 dollars par an, soit six à sept fois
le revenu moyen d’une famille du quartier… A l’autre bout de la chaîne,
un clocker gagne 200 dollars par mois. Dans ce cas, pourquoi
celui-ci accepte-t-il de travailler si dangereusement pour être si mal
payé ? Selon S.A. Venkatesh, l’explication se trouve dans le désir de
réussite sociale grâce au gang : tous les clockers rêvent d’accéder au
statut de membre du bureau des directeurs, et ainsi de devenir des
célébrités dans le quartier. Mais quand ils comprennent qu’ils n’ont
que très peu de chances d’y arriver, ils décrochent !
En conclusion,
seules quelques personnes peuvent faire « profession » et vivre de la
drogue : ce sont des exceptions, et la majorité d’entre eux finit
souvent en prison ou à la morgue, ce qui montre bien les limites de la
« réussite » dans ce milieu.
Le résultat semble le même quel que
soit le type de délinquance, affirme même Maurice Cusson (2). Car la
logique de vie du délinquant est toujours celle du « panier percé » :
l’argent vite dépensé, les dettes accumulées appellent toujours un
nouveau coup. Le délinquant est pris dans une spirale de laquelle il ne
peut s’extraire. Retenons finalement que l’adage bien connu, « le crime ne paie pas »,
correspond à une réalité : le criminel est souvent amené à cumuler ce
type d’activité avec des activités plus « normales » (petits boulots,
chômage, etc.).
NOTES
(1) S.D. Levitt et S.A. Venkatesh, « An economic analysis of drug-selling gang’s finance », The Quarterly Journal of Economics, août 2000.
(2) M. Cusson, La Délinquance, une vie choisie. Entre plaisir et crime, Hurtubise, 2006.
Peut-on passer sa vie entière dans la délinquance ?
Ici intervient la notion
de « carrière délinquante ». Cette notion suppose l’idée d’une
stabilité ou d’une continuité dans le comportement des individus –
conséquence de la théorie de la rationalité de l’acteur : pour être
conforme à ses idées, l’acteur persiste dans son attitude. La carrière
traduit la trajectoire criminelle de l’acteur : elle a un début, une
durée (marquée par une succession de phases criminelles) et une fin.
Pour
autant, cette notion est un faux ami. Car la carrière délinquante n’est
pas équivalente à une carrière professionnelle : dans la mesure où, on
l’a vu, le crime ne paie par forcément ! Cette notion, note Renaud
Fillieule (1), a surtout un but utilitaire : la longévité de la
carrière permet en effet d’étiqueter deux types de délinquance, la
délinquance occasionnelle et la délinquance de carrière. Une telle
distinction serait utile pour appliquer des politiques préventives
différenciées : méthode « douce » pour les occasionnels
(réhabilitation, dissuasion), méthode « dure » pour les
« carriéristes » (aggravation de la peine, incarcération prolongée).
Pour
Maurice Cusson (2), la carrière permet, plus sûrement que l’étude du
récidivisme (identifiant uniquement le retour en prison), d’observer la
continuité de l’activité délictueuse. En effet, il semble qu’en
moyenne, plus le nombre de délits commis par un individu dans le passé
est élevé, plus il a de chances d’en commettre à l’avenir. Cette
« incrustation » dans le crime serait due au mode de vie criminel et à
sa logique en spirale. Cela ne veut pourtant pas dire que les
délinquants sont « programmés » depuis l’enfance, ajoute l’auteur :
simplement, plus la trajectoire criminelle s’allonge, plus l’individu
s’enferme dans le piège de la délinquance.
Cela dit, même les
criminels les plus endurcis prennent un jour leur « retraite du
crime »… C’est ce que les criminologues appellent le « désistement ».
Celui-ci s’explique pour deux raisons, note M. Cusson. D’abord, avec
l’âge, le criminel a accumulé les déconvenues et les sanctions, et
trouve donc moins d’avantages à être délinquant (le calcul
coût/bénéfice s’inverse avec l’âge). Ensuite, celui-ci comprendrait
tardivement l’intérêt de la réciprocité des sentiments et de la notion
de justice pour parvenir à ses fins – au lieu d’utiliser la ruse et la
violence. Le délinquant sortirait donc progressivement, de lui-même, de
la logique du crime. S’il a survécu jusque-là !
NOTES
(1) R. Fillieule, Sociologie de la délinquance, Puf, 2001.
(2) M. Cusson, La Délinquance, une vie choisie. Entre plaisir et crime, Hurtubise, 2006.
Qu’est-ce que le « chiffre noir » de la délinquance ?
S’il paraît impossible
de mesurer le « taux de violence » d’une société, on pourrait penser
qu’il est par contre plus simple de comptabiliser les atteintes contre
les biens ou les personnes. Eh bien non, car un nombre non déterminé
d’agressions ne sont pas déclarées à la police (par exemple par peur de
représailles). En outre, certaines plaintes ne sont pas enregistrées
par les fonctionnaires de police. Il existerait donc un « chiffre
noir » mesurant l’écart entre la délinquance déclarée et la délinquance
réelle, ce qui pose un sérieux problème… Des enquêtes de victimisation
ont été mises en place et sont supposées pallier les défauts de ce
chiffre, en recensant les victimes par sondage – et donc en
comptabilisant celles qui n’ont pas été voir la police. Mais on imagine
facilement que de tels sondages peuvent difficilement être objectifs :
telle personne se déclarant victime l’est-elle vraiment ?
Prenons un
cas extrême pour illustrer le propos : on se souvient de cette fausse
agression antisémite, dans le RER en juillet 2004, qui avait défrayé la
chronique car la « victime » avait en réalité inventé toute l’affaire.
Il ne s’agit pas de nier la réalité d’une agression, mais de rappeler
que la violence résulte toujours d’une interprétation… C’est pour ces
raisons que les études sur la délinquance (un peu hâtivement étiquetées
« de droite » ou « de gauche ») naviguent entre deux extrêmes : le
« tout répressif » (logique sécuritaire) ou le « tout dissuasif »
(logique sociale). Pour le dire autrement, les études de sociologie de
la délinquance ont toujours à voir avec une conception politique de la
vie en société.
Quelles sont les «causes» de la délinquance ?
Cette question est la plus délicate,
dans la mesure où s’affrontent deux « camps » classiques de la
sociologie : les « déterministes » (la société est responsable) et les
« actionnistes » (c’est le « choix » personnel des acteurs). Notons
cependant qu’il n’est pas certain que ces thèses s’opposent absolument,
comme l’affirment certains auteurs : ne pourraient-elles pas aussi se
compléter ? Voyons une explication de type déterministe et deux de type
actionniste.
La « crise » sociale et politique
Pour
le sociologue Laurent Mucchielli (1), l’augmentation actuelle du
sentiment d’insécurité et de la violence dans la société française
s’explique par deux facteurs principaux : tout d’abord, par une crise
économique et sociale. La fin des trente glorieuses, la hausse du
chômage et des emplois précaires, particulièrement chez les jeunes,
créent des tensions sociales. La jeunesse des quartiers populaires a
des difficultés à obtenir ce qu’elle veut : un travail suffisant pour
élever une famille. A quoi viendrait s’ajouter un problème de
représentation politique : les hommes et femmes politiques
d’aujourd’hui, trop coupés des réalités sociales de leurs concitoyens,
perdraient toute crédibilité – sans compter les nombreuses affaires qui
jettent des doutes sur l’honnêteté de bon nombre d’entre eux.
L’explication est ici d’ordre déterministe : la société est violente, c’est donc elle qui crée la délinquance.
Le présentisme
Pour
Maurice Cusson (2), ce ne sont pas la pauvreté ou le chômage qui
« causent » la délinquance (après tout, on peut être pauvre et chômeur,
et ne pas être délinquant), mais plutôt la délinquance qui mène
inexorablement au chômage et à la pauvreté car en pénétrant ce milieu,
on se coupe progressivement de ses amis, de sa famille et du milieu
professionnel.
M. Cusson note par ailleurs que si le crime apporte
beaucoup de plaisirs à court terme, à long terme il débouche presque
invariablement sur la prison ou la mort. Pourquoi les délinquants
s’entêtent-ils alors à rester criminels ? C’est que le mode de vie
délinquant est fondé sur un mépris du futur et par la prédominance de
l’immédiat : c’est le « présentisme ». Le présentisme est un symptôme
qu’on trouverait assez tôt : un jeune homme qui ne manifeste pas
d’intérêt pour les études, qui se ficherait d’une carrière
professionnelle, qui claquerait la porte de son travail au moindre
problème, qui n’économiserait pas… connaîtrait de plus forts risques
qu’un autre de sombrer dans la délinquance.
L’individualisme
Selon le politologue Sébastian Roché (3), les délinquants ne viennent pas tous des banlieues, malgré ce qu’affirment les médias… Du coup, les causes de la délinquance ne seraient pas uniquement d’ordre économique et social (le chômage, la ségrégation sociale, etc.). Pour cet auteur, l’augmentation de la délinquance depuis les années 1950 – tout au moins de l’atteinte contre les personnes, alors que l’atteinte contre les biens diminue – serait liée à l’essor du mode de vie individualiste : les solidarités classiques (familles, institutions) étant moins fortes qu’auparavant, chacun verrait désormais autrui comme quelqu’un à utiliser. En outre, l’atomisation de la société inviterait les individus à remettre en cause plus facilement les interdits et l’autorité en général. En conséquence de quoi, la délinquance deviendrait un « choix » parmi d’autres.
NOTES
(1) L. Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2002.
(2) M. Cusson, La Délinquance, une vie choisie. Entre plaisir et crime, Hurtubise, 2006.
(3) S. Roché, Sociologie politique de l’insécurité, Puf, 2004.