Mémoire des enfants juifs : trois intellectuels réagissent
Mémoire des enfants juifs : trois intellectuels réagissent
Rony Brauman ©Flickr
La mémoire des enfants juifs pourrait être honorée en classe. C'est ce
qu'a annoncé Nicolas Sarkozy le 13 février lors du dîner du Conseil
représentatif des institutions juives de France (Crif), précisant que
chaque élève de CM2 se verrait confier la mémoire d'un enfant déporté
pendant la seconde guerre mondiale. Serge Klarsfeld dans Le Monde du 19 février défend la proposition : « L'initiative
du président de la République est extraordinaire, et ceux qui en sont
aujourd'hui les détracteurs prétendront demain en avoir été les
inspirateurs. » L'initiative a soulevé l'indignation de
beaucoup, à gauche comme à droite, aussi bien dans la classe politique
que chez les journalistes et les intellectuels. Rony Brauman et Patrick
Weil dénoncent chacun une décision insensée prise par un Président de
plus en plus inquiétant. Alain Finkielkraut refuse de rentrer dans la
polémique.
Brauman et Weil, unis contre l'« histoire triste »
Rony Brauman, médecin, ancien président de Médecins sans frontière et
professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, est l'auteur de La discorde : Israël-Palestine, les Juifs, la France avec Alain Finkielkraut et Elisabeth Lévy, aux éditions Mille et une nuits. Pour lui « l'entretien
d'une mémoire mortifère imposée à des écoliers est psychologiquement
désastreux. Pourquoi ce malheur plutôt qu'un autre ? Pourquoi adopter,
même symboliquement, la mémoire d'un enfant de la Shoah plutôt qu'un
enfant de la guerre d'Algérie ou d'une autre catastrophe ? Par
ailleurs, en tant que Juif, je trouve que cette mesure réduit la
mémoire juive à un affrontement avec les nazis, notre Histoire n'est
pas seulement triste. C'est une réduction insupportable. Cette décision
paraît folle, incompréhensible et inapplicable. Est-ce une diversion,
une instrumentalisation de l'Histoire pour faire oublier les sondages ?
Sans doute, en tout cas la polémique qu'elle a provoquée montre son
improvisation. »
Patrick Weil
Patrick Weil est un historien, politologue, directeur de recherche au CNRS, il vient de publier Liberté, égalité, discriminations, l'identité nationale au regard de l'histoire, chez Grasset. « Dans
cette décision il y a le reflet d'une méthode : le bonapartisme
réactionnel : Nicolas Sarkozy intervient sur tous les sujets, avec des
idées personnelles ; il décide publiquement, puis, s'il y a des
réactions, recule. Ce n'est pas la meilleure méthode de gouvernement.
Parfois il crée des problèmes où il n' y en a pas (laïcité, histoire de
la Shoah). Souvent il avance de mauvaises solutions qu'il annonce sans
même les avoir testées. Sur des sujets sensibles où l'on attend du
Président qu'il rassemble, qu'il unisse et qu'il apaise, il crée
tension et désordre dans la société, inutilement et dangereusement. On
ne joue pas avec l'Histoire et la mémoire d'un pays. Encore une fois,
il confond public et privé, il s'agit ici de mémoires intimes qu'il
veut publiciser à l'excès. Il mélange émotion et raison, Histoire et
mémoire. Ce qu'il avait d'ailleurs déjà fait à Latran, où il avait
confondu mémoire catholique reconstruite et Histoire. »
Finkielkraut commente, lui, la levée de bouclier
Interviewé par Elisabeth Lévy et Gil Mihaely sur le site causeur. fr, Alain Finkielkraut critique l'idée de « parrainage de la mémoire » lancée par Nicolas Sarkozy, mais le tollé contre cette idée lui semble plus inquiétant que l'idée elle-même. Extrait :
Causeur.fr
: Vous avez beaucoup réfléchi et écrit sur les risques de la mémoire.
Vous n'êtes ni un adepte de la « religion de la Shoah », ni un
défenseur du « devoir de mémoire ». On vous imagine spontanément plutôt
hostile à l'initiative du président de la République. En refusant de
répondre à chaud aux sollicitations, sans doute vouliez-vous vous
donner le temps de réfléchir. Mais on dirait aussi que votre réserve
traduit une sorte de gêne. Que vous inspire cette idée ?
A.F. : La
proposition de faire parrainer les enfants juifs français déportés par
des élèves de CM2 est discutable. Elle n'a rien cependant d'obscène ou
d'indigne. Nicolas Sarkozy observe que l'antisémitisme est une passion
toujours vivante. Cette passion, il veut la tuer dans l'œuf. Et l'œuf,
c'est l'enfant. Si les enfants sont avertis assez jeunes, si on leur
ouvre les yeux sur les horreurs auxquelles une telle passion peut
mener, on les vaccine. Contre l'ignorance, l'indifférence et le
négationnisme qui s'ébroue sur Internet, le président de la République
table, dès le plus jeune âge, sur la connaissance. Je ne vois rien là
de scandaleux.
Peut-être, mais les bons sentiments
ne font pas un bon enseignement. En général, vous n'approuvez guère la
mobilisation émotionnelle.
A.F. : L'opposition
raison-émotion a ses limites. Le sentimentalisme est une menace pour la
raison et l'insensibilité aussi. N'oublions pas Marc Bloch : « Il y a
deux catégories de Français qui ne comprendront jamais rien à
l'Histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au sacre de Reims,
ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. »
Ceux qui refusent de vibrer, ceux qui lisent sans émotion. Les morts ne
sont jamais indifférents. L'histoire et la mémoire doivent être, l'une
et l'autre, animées par le souci de la vérité, et elles relèvent, selon
des modalités certes différentes, de la connaissance sensible.
En somme vous n'appréciez guère l'initiative du président et encore moins les critiques qui pleuvent sur elle ?
A.F. : Je
suis réservé, mais je ne joins pas ma voix au tollé, précisément parce
que ce tollé confirme mon inquiétude. S'il n'y avait pas de conflit
israélo-palestinien, peut-être une telle mesure aurait-elle été
discutée calmement. Aujourd'hui, le calme n'est plus de mise, c'est la
violence et c'est même la haine qui prévaut.
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Mardi 19 Février 2008 - 00:35
Pauline Delassus