Peut-on prendre une tragédie par la main ?
Peut-on prendre une tragédie par la main ?
Prendre un enfant de la Shoah par la main… L'initiative de Nicolas
Sarkozy annoncée hier devant le conseil représentatif des institutions
juives de France (CRIF) provoque un malaise. Un profond malaise même.
On ne saurait douter des bonnes intentions du Président, mais l'enfer
en est pavé.
La proposition sarkozyste part de ce
qu'il est convenu d'appeler un excellent sentiment : que chaque enfant
de CM2 prenne en charge la mémoire d'un des 11.000 petits Français
juifs, victimes de l'extermination, voilà qui montrerait du cœur. Un
grand cœur qui souhaite que les élèves de France connaissent un nom et
un prénom de martyr enfant, pour en perpétuer le souvenir. L'intention
peut paraître louable : on a tant insisté sur le devoir de mémoire, sur
la nécessité pour les générations à venir de ne plus être coupées du
passé, qu'on pourrait se réjouir de cette volonté affirmée pour chacun
de renouer avec son histoire, avec toute son histoire, y compris ses
moments les plus tragiques. C'était le sens aussi de la lecture de
lettre de Guy Môquet qui avait pour ambition de rappeler aux écoliers
et lycéens qu'il y avait des valeurs de résistance, de solidarité,
d'appartenance à une nation. Des valeurs défendues, y compris par le
sang, et qui méritaient de l'être toujours.
Mais si cette lecture lacrymale avait
provoqué débat, ce nouvel appel à la mémorisation enfantine devrait
soulever encore plus de polémiques. D'abord, parce que le moment choisi
pour cette initiative n'est pas idéal. Nous sommes en pleine campagne
électorale, comme le Président ne l'ignore pas, qui a pris en personne
la parole devant le CRIF, ce que n'avait fait aucun chef d'Etat avant
lui à l'exception de François Mitterrand, en 1991, à l'occasion du
bicentenaire de l'émancipation des juifs. Chirac s'était gardé de s'y
rendre ensuite et s'était fait représenter par son chef de
gouvernement. Or, cette fois, sans qu'il y ait de célébration
exceptionnelle, non seulement le Président a fait le déplacement mais
il était escorté de François Fillon et de pas moins d'une vingtaine de
ministres ; les dirigeants socialistes étaient, eux aussi, venus en
nombre, mais pas dans les mêmes proportions. Ajoutons que Nicolas
Sarkozy en a profité pour annoncer qu'il se rendrait en Israël au mois
de mai et qu'il prononcerait, je cite, « un grand discours devant la Knesset ».
Comme s'il n'en avait jamais prononcé de petit ! Mais ce type d'annonce
ne devrait-il pas être réservé à d'autres enceintes : le CRIF n'est pas
l'ambassade d'Israël.
Il y a là une confusion. Mais comme il
y en a une autre et plus grave encore dans cette charge d'âme infligé
aux enfants de nos jours. Peut-on prendre une tragédie par la main et,
plus encore, la Shoah, si exceptionnelle, si insupportable ? Et tout
cela en jouant du ressort émotif, si pernicieux.
«
Rien n'est plus émouvant pour un enfant que l'histoire d'un enfant de
son âge, qui avait les mêmes jeux, les mêmes joies et les mêmes
espérances que lui ». Voilà l'argument massue de Sarkozy.
L'émotion, l'émotion comme moteur de la prise de conscience du passé.
Est-ce qu'on fait de la bonne histoire avec de l'émotion à la louche,
pour ne pas dire, à la bassine ? Certes non. L''émotion à grosses doses
tue la réflexion. L'émotion appelle l'émotion et submerge la raison.
Elle pousse à la passion dévastatrice. Jusqu'au rejet meurtrier.
A force de vouloir imposer les morts
aux vivants, on va susciter une répulsion, une bataille de morts,
certains refuseront les enfants juifs qu'on aura voulu leur imposer par
l'émotion. Ils y opposeront les enfants de leur famille, de leurs
cousins de leur patrie d'origine. La spécificité même de la Shoah
risque d'être balayée par ce recours systématique à l'émotionnel. La
vie n'est pas un feuilleton hollywoodien où il faut faire pleurer pour
convaincre ou instruire. Le devoir de mémoire n'est pas le
sentimentalisme et il ne se confond pas avec l'Histoire. Que les
programmes scolaires soient renforcés, très bien. Qu'ils traitent mieux
de la Shoah, de son mécanisme, de sa logique tragique, parfait. Mais
inutile de coller un fantôme comme un boulet derrière chacun.
Prendre un enfant juif martyr par la
main ? Et pourquoi pas aussi un enfant malheureux du Darfour ou de
Palestine ? Et pourquoi pas un enfant triste et exclu de banlieue ? Et
pourquoi pas aussi un enfant battu du palier d'à côté ? On se perd à
vouloir entrer dans la ronde infernale du malheur.
Jeudi 14 Février 2008 - 12:54
Nicolas Domenach