60 millions de classes sociales
60 millions de classes sociales
«
Ces articles entendent décrypter et comprendre les raisons du sentiment
de désorientation et du morcellement en portant l'accent sur les
évolutions des idées, des représentations et des valeurs qui concernent
tout autant le domaine politique que la société. » Le programme est ambitieux, et pourtant Jean-Pierre Le Goff le tiendra, au long de ces articles, publiés dans la revue Le Débat
de Pierre Nora et Marcel Gauchet entre 2003 et 2007, qui couvrent les
évènements sociaux majeurs de ces années, des émeutes de
Clichy-sous-Bois au mouvement d'envergure nationale contre le Contrat
première embauche (CPE), en passant par le rejet du Traité
constitutionnel européen lors du référendum du 29 mai 2005, ou, et
c'est le point de départ de l'ouvrage, la campagne présidentielle de
2007.
Hors ces quelques chocs visibles où le malaise se hurle,
ce sont des mouvements de fond qu'analyse Le Goff : la jeunesse et son
idéalisme mâtiné de frilosité «bourgeoise», comme auraient dit les
soixante-huitards en leur temps, l'emprise victimaire sur les
comportements, le malaise des services publics dans une France qui ne
les comprend plus, tout occupée qu'elle est à sa quête de glorieuses
performances et d'efficacité rationaliste.
A l'en croire, la fracture est nouvelle, qui se révèle
dans ces chocs. On opposait par exemple jusque-là le public au privé,
en matière d'emploi. Or, la fonction publique s'est modernisée, a su
intégrer les principes de rationalité, de performance. Pour le plus
grand malheur des fonctionnaires eux-mêmes, tiraillés désormais entre
un désamour toujours présent de la part des usagers (avec le
renforcement d'un « poujadisme antifonctionnaires »)
et des objectifs de travail dignes de ceux d'en face, du privé. D'où un
malaise qui trouve à s'exprimer dans le registre de la « douleur », de la « souffrance », du « harcèlement moral ».
De la lutte des classes à la souffrance intime
C'est, d'ailleurs, le cœur du livre, le dénominateur commun de ces
sujets à la fois proches, puisqu'ils révèlent chacun à leur manière le
malheur d'une France qui ne se plaît plus, qui ne reconnaît plus ses
semblables, et lointains puisqu'un monde sépare en apparence les
aspirations des fonctionnaires des impôts de celles des étudiants. On
touche le nœud du problème, ce malaise qui saisit chacun, et,
nouveauté, ne se traduit plus seulement en termes de droit à»
catégoriel, mais en termes d'exposition d'une souffrance légitime et
individuelle. Ce que les médias ont bien compris, trouvant dans ce
désespoir revendiqué de chacun la source d'un nouveau questionnement.
Finis les grands combats syndicaux, finie la lutte des classes, finies
à leurs yeux la gauche, la droite qui jouent leur partition d'intérêts
de riches contre des intérêts de pauvres. L'heure est venue, pour eux,
de traiter les problèmes de chacun l'un après l'autre, au cours de
programmes dédiés à la psychologie, au bien-être, à la souffrance
morale liée à des situations toujours plus particulières.
Ce que les politiques ont eux-aussi bien saisi,
transformant la dernière campagne pour l'élection présidentielle en
gigantesque foire à l'émotion, dédiée à la « France qui souffre », à la « défense des injustices »,
tête-à-têtes pathétiques à la clé. Ainsi Nicolas Sarkozy, au sens de
Jean-Pierre Le Goff le plus doué des deux challengers de la
victimisation, soumis qui plus est à un deuxième défi, dicté par son
électorat, représenter la «France qui gagne» : être, dans un grand
écart que les paillettes rendent crédible, « une combinaison vivante de fragilité et de grande motivation ».
Extrait
L'ÉNIGME SARKOZY
La personnalité du candidat vainqueur et son caractère largement
atypique au sein de la droite n'ont pas manqué d'intriguer. On a
souligné ses aspects «bonapartistes» et «populistes», son flirt avec
certaines idées du Front national a réactivé le vieux réflexe
antifasciste de la gauche… Son énergie et son agitation font penser à
Chirac, mais la façon dont il malmène le protocole et s'affiche dans
les médias rappelle fortement Valéry Giscard d'Estaing. Bonapartiste,
mais aussi orléaniste, populiste, enfant rebelle de Chirac… Comment s'y
retrouver? On projette sur lui des schémas passés qui ne lui
correspondent pas complètement. Le personnage déborde toujours du cadre
dans lequel on veut l'enfermer. De quelque côté que l'on se tourne, on
ne trouve guère d'équivalent dans les hommes politiques du passé ou,
plutôt, on en repère des aspects parcellaires sans jamais que l'on
puisse les rattacher à une filiation unitaire et ordonnée. Il semble
que nous ayons affaire à un nouveau composite étrange, semblable à
celui de ses discours de campagne où s'alignaient au fil des phrases
toutes les catégories de Français, avec la volonté appuyée de n'oublier
personne. Nicolas Sarkozy a une façon bien à lui de vouloir tout
prendre sur ses épaules, de vouloir tout assumer, comme il l'a fait
dans ses discours sur l'histoire de France, avec cependant l'exception
de Mai 68 qui s'insère mal dans le récit.
Ses discours sur les valeurs retrouvaient par moments les
accents du retour à l'«ordre moral», mais son parcours, sa vie
familiale, son langage et son style ne penchent pas vraiment de ce
côté. Il a exalté les grands ancêtres et la nation, grâce à la plume
d'Henri Guaino, mais le candidat élu est le premier dont la photo
officielle comporte le drapeau français et le drapeau européen. Sa
critique de l'héritage de Mai 68 à l'école s'est accompagnée d'une
sorte d'apologie de l'école du passé. Mais il ne peut ignorer que les
rappels de l'école de Jules Ferry, du respect et de la discipline, des
textes classiques et des récitations… ne résoudront pas la crise que
connaît l'enseignement. Après le temps de la campagne et de ses excès
vient celui du «pragmatisme » qui signifie l'adaptation aux évolutions.
La modernisation de l'enseignement a consisté à chercher à rapprocher
l'enseignement de l'entreprise. Pédagogisme post-soixante-huitard mis à
part, rien n'indique que le nouveau président rompra avec les
orientations fondamentales de ses prédécesseurs. Les références
emblématiques aux débouchés professionnels, à l'entreprise, à la
performance…, pour nécessaires qu'elles puissent paraître, risquent de
reléguer la culture traditionnelle au rang d'un musée de moins en moins
fréquenté ou servir de supplément d'âme à une formation préoccupée
avant tout par l'acquisition de compétences professionnelles et par la
culture du résultat.
Les paroles, les gestes et les images de Nicolas Sarkozy
se superposent sans que l'on comprenne la logique qui préside à leur
ordonnancement. Le soir de l'élection, le candidat a fêté sa victoire
dans un grand restaurant parisien. Des vedettes du show-biz entrent et
sortent, en faisant des déclarations sur la confiance qu'ils accordent
au candidat vainqueur qu'ils connaissent de longue date. Sur la place
de la Concorde, Nicolas Sarkozy est entouré de ses partisans qui fêtent
la victoire. Mireille Mathieu s'est remise à chanter La Marseillaise
comme au temps du film Paris brûle-t-il? (1966), et personne ne semble
pouvoir l'arrêter. À côté d'elle, on reconnaît l'animateur plus branché
des «enfants de la télé». Quel est le plus significatif de ces deux
soutiens? Quelques jours après s'être recueilli devant le monument du
plateau des Glières, Nicolas Sarkozy est absent des cérémonies du 8
Mai: il est allé se reposer sur un yacht à l'étranger. Nostalgie et
modernisme se trouvent ainsi réunis chez le candidat vainqueur, comme
un symbole d'une réalité nouvelle difficile à cerner.
Son charisme est d'un genre particulier. Éric Besson, qui
l'a rejoint comme d'autres, est fasciné: «Je suis intéressé, je n'ose
pas dire attiré, par l'énergie qu'il dégage. Il a une énergie vitale
énorme et un culte de l'action qui m'impressionnent, qui m'attirent, un
espèce de franc-parler, assumer son ambition, dire les choses crûment,
parfois trop crûment. Oui, ça me plaît.» Jean-Pierre Raffarin qui l'a
vu fonctionner de près dans son gouvernement parle, quant à lui, d'une
«vitalité impressionnante», d'une «boulimie d'action». S'adressant à
Nicolas Sarkozy, il le décrit d'une formule saisissante: «Tu apprécies
de vivre au coeur d'une fourmilière, au centre d'une essoreuse à
idées.» Cette vitalité et cette énergie s'accompagnent d'un pragmatisme
et d'un professionnalisme appuyés sur un entourage solide; le tout
aboutit à une efficacité certaine. Résumant cette étrange alchimie,
Jean-Pierre Raffarin le dit au candidat: «Il y a peu de filiation
idéologique homogène qui pourrait expliquer ton fonctionnement.»
L'ensemble des traits qui viennent d'être décrits
permettent d'esquisser un portrait qui n'est en fait pas propre à la
personnalité de Nicolas Sarkozy. Son mode de structuration et de
fonctionnement - que beaucoup de commentateurs analysent sous l'angle
de la psychologie individuelle ou d'un tempérament politique
particulier - se retrouve aujourd'hui dans l'ensemble de la société.
Cela ne dissout pas la particularité individuelle, mais c'est en la
reliant à d'autres phénomènes et en l'insérant dans le champ plus vaste
des comportements sociaux que l'on peut y trouver une signification que
les analyses de type psychologique ou politique semblent ignorer.
Constatant la «crise du processus identificatoire» et
l'absence de noyau d'identité solide, Cornélius Castoriadis décrit la
nouvelle individualité de la façon suivante: «L'individualité consiste
désormais à piquer à droite et à gauche divers éléments pour “produire”
quelque chose. […] L'individu de tous les jours vit en faisant des
collages, son individualité est un patchwork de collages.» Ce qui peut
apparaître pour les générations antérieures comme une absence de
«colonne vertébrale» n'est pas vécu et pensé comme tel, mais est
considéré au contraire comme un signe démocratique manifeste
d'ouverture et de tolérance. C'est sur ce point également que se révèle
le «nouveau fossé des générations», les anciennes ayant spontanément
tendance à projeter sur les nouvelles des schémas de structuration
individuelle et collective qui ne fonctionnent plus ou se réduisent de
plus en plus.
Critiquer vertement le libéralisme tout en ayant une
mentalité de client roi, tel est ce qui pouvait, il y a quelque temps
encore, apparaître incohérent. Cette coexistence de deux aspects
contradictoires se retrouve pourtant dans l'attitude consistant à
critiquer la domination de l'État sur les individus et la société, tout
en exigeant de lui qu'il réponde dans les meilleurs délais aux besoins
individuels. Un sondage récent, «Les 18-25 ans et l'élection
présidentielle », fait apparaître un type semblable de coexistence
contradictoire: des jeunes de gauche peuvent en même temps adhérer à
des valeurs nettement marquées à droite. Pour la majorité d'entre eux,
les mots qui évoquent quelque chose de négatif sont «Medef»,
«capitalisme», «privatisation», «mondialisation », «Bourse»… Mais cela
ne les empêche pas d'être majoritairement favorables à
l'assouplissement des règles des contrats de travail des salariés
(conditions d'embauche, durée des contrats, niveau de salaire…), à la
mise en place du salaire au mérite dans la fonction publique, à la
suppression des allocations familiales dans certains cas (délinquance,
absentéisme à l'école), à la possibilité pour les parents de choisir
l'école de leurs enfants… De quoi déconcerter les militants et les
électeurs de gauche traditionnels.
Un autre trait étonnant de la période présente tient à la
coexistence d'idées issues du passé et de celles qui collent au nouvel
air du temps. Le passé qui paraît sans ressource n'est pas pour autant
oublié, il se maintient sous une forme monumentale et sentimentale, et
c'est de cette façon qu'il s'intègre à la sensibilité moderne. Ce passé
sera d'autant plus mythifié et héroïsé qu'il n'a plus d'impact
significatif dans le présent autre que celui d'une célébration
mémorielle avec réminiscence et effusion pendant un court laps de
temps. La façon dont fut évoquée la nation dans les discours de Nicolas
Sarkozy au cours de la campagne électorale nous paraît marquée par
cette monumentalité et ce sentimentalisme qui peuvent séduire le peuple
ancien et une partie du nouveau peuple adolescent. Le gaullisme semble
avoir subi ce même type de traitement.
On aurait tort d'y voir une simple manipulation visant à
séduire les foules; la sincérité des maîtres de cérémonie n'est pas non
plus en question. Pour que le processus fonctionne, il faut que la
foule et l'orateur aient la même fibre sentimentale et puissent se
conforter mutuellement. À sa façon, Nicolas Sarkozy a su capter ce
nouvel «air du temps» contradictoire et instable, en même temps qu'il
en est une illustration. Lui et son équipe ont fait preuve d'une grande
capacité à coller au plus près à l'état d'esprit et aux demandes de
l'opinion en s'y adaptant au plus vite, quitte à oublier le principe de
cohérence. Beaucoup de choses qui ont été dites lors de cette campagne
peuvent paraître contradictoires, elles ne le sont pas pour qui aime un
peuple bariolé et entend le représenter.
Il est d'autres traits de la personnalité du candidat
(énergie, pragmatisme, culture du résultat…) qui renvoient à une autre
figure importante de la modernité, celle du manager dynamique et
performant, entraîneur d'hommes et décontracté. Cette figure a pris son
envol dans les années 1980 à l'époque où le gouvernement de gauche
entendait réconcilier les Français avec l'entreprise sous les auspices
de la modernisation. Bernard Tapie apparaissait alors comme un
entrepreneur toujours gagnant.
Par sa formation première d'avocat, Nicolas Sarkozy
travaille dossier après dossier avec un grand souci d'efficacité, mais
son style et son mode de fonctionnement, la façon dont il mobilise ses
équipes font écho à ces caractéristiques du management. À la différence
du management post-soixante-huitard qui développe l'utopie d'un
collectif horizontal sans hiérarchie, composé d'individus pareillement
autonomes et responsables, Nicolas Sarkozy affirme son leadership et
assume ses responsabilités. Jean- Pierre Raffarin, qui a travaillé pour
un cabinet de conseil dans le domaine des ressources humaines et de la
communication, détaille ses capacités managériales: «capacités
stratégiques», «très bon dans l'art de l'exécution et très vif dans
l'art de la décision », «réactivité sans égale», «capacité à accepter
les bonnes idées et presser les bons citrons»… Il lui conseille de «ne
pas être dans l'action permanente », de «sortir de l'immédiateté», de
«prendre le temps de la décision» et de ne pas trop s'exposer. Ces
conseils d'un spécialiste seront-ils entendus par le nouveau président?
Extrait de La France morcelée de Jean-Pierre Le Goff
Collection Folio Actuel,
©Editions Gallimard, 2008
Samedi 02 Février 2008 - 00:10
Jérôme Sage