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Mon Mulhouse2
2 février 2008

60 millions de classes sociales


60 millions de classes sociales

Dans La France morcelée, Jean-Pierre Le Goff explore les nouvelles lignes de fracture d'une France toujours plus individualiste et portée à l'émotion. Au grand profit des politiques. Extraits.



60 millions de classes sociales

 

« Ces articles entendent décrypter et comprendre les raisons du sentiment de désorientation et du morcellement en portant l'accent sur les évolutions des idées, des représentations et des valeurs qui concernent tout autant le domaine politique que la société. » Le programme est ambitieux, et pourtant Jean-Pierre Le Goff le tiendra, au long de ces articles, publiés dans la revue Le Débat de Pierre Nora et Marcel Gauchet entre 2003 et 2007, qui couvrent les évènements sociaux majeurs de ces années, des émeutes de Clichy-sous-Bois au mouvement d'envergure nationale contre le Contrat première embauche (CPE), en passant par le rejet du Traité constitutionnel européen lors du référendum du 29 mai 2005, ou, et c'est le point de départ de l'ouvrage, la campagne présidentielle de 2007.
Hors ces quelques chocs visibles où le malaise se hurle, ce sont des mouvements de fond qu'analyse Le Goff : la jeunesse et son idéalisme mâtiné de frilosité «bourgeoise», comme auraient dit les soixante-huitards en leur temps, l'emprise victimaire sur les comportements, le malaise des services publics dans une France qui ne les comprend plus, tout occupée qu'elle est à sa quête de glorieuses performances et d'efficacité rationaliste.
A l'en croire, la fracture est nouvelle, qui se révèle dans ces chocs. On opposait par exemple jusque-là le public au privé, en matière d'emploi. Or, la fonction publique s'est modernisée, a su intégrer les principes de rationalité, de performance. Pour le plus grand malheur des fonctionnaires eux-mêmes, tiraillés désormais entre un désamour toujours présent de la part des usagers (avec le renforcement d'un « poujadisme antifonctionnaires ») et des objectifs de travail dignes de ceux d'en face, du privé. D'où un malaise qui trouve à s'exprimer dans le registre de la « douleur », de la « souffrance », du « harcèlement moral ».

De la lutte des classes à la souffrance intime

C'est, d'ailleurs, le cœur du livre, le dénominateur commun de ces sujets à la fois proches, puisqu'ils révèlent chacun à leur manière le malheur d'une France qui ne se plaît plus, qui ne reconnaît plus ses semblables, et lointains puisqu'un monde sépare en apparence les aspirations des fonctionnaires des impôts de celles des étudiants. On touche le nœud du problème, ce malaise qui saisit chacun, et, nouveauté, ne se traduit plus seulement en termes de droit à» catégoriel, mais en termes d'exposition d'une souffrance légitime et individuelle. Ce que les médias ont bien compris, trouvant dans ce désespoir revendiqué de chacun la source d'un nouveau questionnement. Finis les grands combats syndicaux, finie la lutte des classes, finies à leurs yeux la gauche, la droite qui jouent leur partition d'intérêts de riches contre des intérêts de pauvres. L'heure est venue, pour eux, de traiter les problèmes de chacun l'un après l'autre, au cours de programmes dédiés à la psychologie, au bien-être, à la souffrance morale liée à des situations toujours plus particulières.
Ce que les politiques ont eux-aussi bien saisi, transformant la dernière campagne pour l'élection présidentielle en gigantesque foire à l'émotion, dédiée à la « France qui souffre », à la « défense des injustices », tête-à-têtes pathétiques à la clé. Ainsi Nicolas Sarkozy, au sens de Jean-Pierre Le Goff le plus doué des deux challengers de la victimisation, soumis qui plus est à un deuxième défi, dicté par son électorat, représenter la «France qui gagne» : être, dans un grand écart que les paillettes rendent crédible, « une combinaison vivante de fragilité et de grande motivation ».


Extrait

L'ÉNIGME SARKOZY

La personnalité du candidat vainqueur et son caractère largement atypique au sein de la droite n'ont pas manqué d'intriguer. On a souligné ses aspects «bonapartistes» et «populistes», son flirt avec certaines idées du Front national a réactivé le vieux réflexe antifasciste de la gauche… Son énergie et son agitation font penser à Chirac, mais la façon dont il malmène le protocole et s'affiche dans les médias rappelle fortement Valéry Giscard d'Estaing. Bonapartiste, mais aussi orléaniste, populiste, enfant rebelle de Chirac… Comment s'y retrouver? On projette sur lui des schémas passés qui ne lui correspondent pas complètement. Le personnage déborde toujours du cadre dans lequel on veut l'enfermer. De quelque côté que l'on se tourne, on ne trouve guère d'équivalent dans les hommes politiques du passé ou, plutôt, on en repère des aspects parcellaires sans jamais que l'on puisse les rattacher à une filiation unitaire et ordonnée. Il semble que nous ayons affaire à un nouveau composite étrange, semblable à celui de ses discours de campagne où s'alignaient au fil des phrases toutes les catégories de Français, avec la volonté appuyée de n'oublier personne. Nicolas Sarkozy a une façon bien à lui de vouloir tout prendre sur ses épaules, de vouloir tout assumer, comme il l'a fait dans ses discours sur l'histoire de France, avec cependant l'exception de Mai 68 qui s'insère mal dans le récit.
Ses discours sur les valeurs retrouvaient par moments les accents du retour à l'«ordre moral», mais son parcours, sa vie familiale, son langage et son style ne penchent pas vraiment de ce côté. Il a exalté les grands ancêtres et la nation, grâce à la plume d'Henri Guaino, mais le candidat élu est le premier dont la photo officielle comporte le drapeau français et le drapeau européen. Sa critique de l'héritage de Mai 68 à l'école s'est accompagnée d'une sorte d'apologie de l'école du passé. Mais il ne peut ignorer que les rappels de l'école de Jules Ferry, du respect et de la discipline, des textes classiques et des récitations… ne résoudront pas la crise que connaît l'enseignement. Après le temps de la campagne et de ses excès vient celui du «pragmatisme » qui signifie l'adaptation aux évolutions. La modernisation de l'enseignement a consisté à chercher à rapprocher l'enseignement de l'entreprise. Pédagogisme post-soixante-huitard mis à part, rien n'indique que le nouveau président rompra avec les orientations fondamentales de ses prédécesseurs. Les références emblématiques aux débouchés professionnels, à l'entreprise, à la performance…, pour nécessaires qu'elles puissent paraître, risquent de reléguer la culture traditionnelle au rang d'un musée de moins en moins fréquenté ou servir de supplément d'âme à une formation préoccupée avant tout par l'acquisition de compétences professionnelles et par la culture du résultat.
Les paroles, les gestes et les images de Nicolas Sarkozy se superposent sans que l'on comprenne la logique qui préside à leur ordonnancement. Le soir de l'élection, le candidat a fêté sa victoire dans un grand restaurant parisien. Des vedettes du show-biz entrent et sortent, en faisant des déclarations sur la confiance qu'ils accordent au candidat vainqueur qu'ils connaissent de longue date. Sur la place de la Concorde, Nicolas Sarkozy est entouré de ses partisans qui fêtent la victoire. Mireille Mathieu s'est remise à chanter La Marseillaise comme au temps du film Paris brûle-t-il? (1966), et personne ne semble pouvoir l'arrêter. À côté d'elle, on reconnaît l'animateur plus branché des «enfants de la télé». Quel est le plus significatif de ces deux soutiens? Quelques jours après s'être recueilli devant le monument du plateau des Glières, Nicolas Sarkozy est absent des cérémonies du 8 Mai: il est allé se reposer sur un yacht à l'étranger. Nostalgie et modernisme se trouvent ainsi réunis chez le candidat vainqueur, comme un symbole d'une réalité nouvelle difficile à cerner.
Son charisme est d'un genre particulier. Éric Besson, qui l'a rejoint comme d'autres, est fasciné: «Je suis intéressé, je n'ose pas dire attiré, par l'énergie qu'il dégage. Il a une énergie vitale énorme et un culte de l'action qui m'impressionnent, qui m'attirent, un espèce de franc-parler, assumer son ambition, dire les choses crûment, parfois trop crûment. Oui, ça me plaît.» Jean-Pierre Raffarin qui l'a vu fonctionner de près dans son gouvernement parle, quant à lui, d'une «vitalité impressionnante», d'une «boulimie d'action». S'adressant à Nicolas Sarkozy, il le décrit d'une formule saisissante: «Tu apprécies de vivre au coeur d'une fourmilière, au centre d'une essoreuse à idées.» Cette vitalité et cette énergie s'accompagnent d'un pragmatisme et d'un professionnalisme appuyés sur un entourage solide; le tout aboutit à une efficacité certaine. Résumant cette étrange alchimie, Jean-Pierre Raffarin le dit au candidat: «Il y a peu de filiation idéologique homogène qui pourrait expliquer ton fonctionnement.»
L'ensemble des traits qui viennent d'être décrits permettent d'esquisser un portrait qui n'est en fait pas propre à la personnalité de Nicolas Sarkozy. Son mode de structuration et de fonctionnement - que beaucoup de commentateurs analysent sous l'angle de la psychologie individuelle ou d'un tempérament politique particulier - se retrouve aujourd'hui dans l'ensemble de la société. Cela ne dissout pas la particularité individuelle, mais c'est en la reliant à d'autres phénomènes et en l'insérant dans le champ plus vaste des comportements sociaux que l'on peut y trouver une signification que les analyses de type psychologique ou politique semblent ignorer.
Constatant la «crise du processus identificatoire» et l'absence de noyau d'identité solide, Cornélius Castoriadis décrit la nouvelle individualité de la façon suivante: «L'individualité consiste désormais à piquer à droite et à gauche divers éléments pour “produire” quelque chose. […] L'individu de tous les jours vit en faisant des collages, son individualité est un patchwork de collages.» Ce qui peut apparaître pour les générations antérieures comme une absence de «colonne vertébrale» n'est pas vécu et pensé comme tel, mais est considéré au contraire comme un signe démocratique manifeste d'ouverture et de tolérance. C'est sur ce point également que se révèle le «nouveau fossé des générations», les anciennes ayant spontanément tendance à projeter sur les nouvelles des schémas de structuration individuelle et collective qui ne fonctionnent plus ou se réduisent de plus en plus.
Critiquer vertement le libéralisme tout en ayant une mentalité de client roi, tel est ce qui pouvait, il y a quelque temps encore, apparaître incohérent. Cette coexistence de deux aspects contradictoires se retrouve pourtant dans l'attitude consistant à critiquer la domination de l'État sur les individus et la société, tout en exigeant de lui qu'il réponde dans les meilleurs délais aux besoins individuels. Un sondage récent, «Les 18-25 ans et l'élection présidentielle », fait apparaître un type semblable de coexistence contradictoire: des jeunes de gauche peuvent en même temps adhérer à des valeurs nettement marquées à droite. Pour la majorité d'entre eux, les mots qui évoquent quelque chose de négatif sont «Medef», «capitalisme», «privatisation», «mondialisation », «Bourse»… Mais cela ne les empêche pas d'être majoritairement favorables à l'assouplissement des règles des contrats de travail des salariés (conditions d'embauche, durée des contrats, niveau de salaire…), à la mise en place du salaire au mérite dans la fonction publique, à la suppression des allocations familiales dans certains cas (délinquance, absentéisme à l'école), à la possibilité pour les parents de choisir l'école de leurs enfants… De quoi déconcerter les militants et les électeurs de gauche traditionnels.
Un autre trait étonnant de la période présente tient à la coexistence d'idées issues du passé et de celles qui collent au nouvel air du temps. Le passé qui paraît sans ressource n'est pas pour autant oublié, il se maintient sous une forme monumentale et sentimentale, et c'est de cette façon qu'il s'intègre à la sensibilité moderne. Ce passé sera d'autant plus mythifié et héroïsé qu'il n'a plus d'impact significatif dans le présent autre que celui d'une célébration mémorielle avec réminiscence et effusion pendant un court laps de temps. La façon dont fut évoquée la nation dans les discours de Nicolas Sarkozy au cours de la campagne électorale nous paraît marquée par cette monumentalité et ce sentimentalisme qui peuvent séduire le peuple ancien et une partie du nouveau peuple adolescent. Le gaullisme semble avoir subi ce même type de traitement.
On aurait tort d'y voir une simple manipulation visant à séduire les foules; la sincérité des maîtres de cérémonie n'est pas non plus en question. Pour que le processus fonctionne, il faut que la foule et l'orateur aient la même fibre sentimentale et puissent se conforter mutuellement. À sa façon, Nicolas Sarkozy a su capter ce nouvel «air du temps» contradictoire et instable, en même temps qu'il en est une illustration. Lui et son équipe ont fait preuve d'une grande capacité à coller au plus près à l'état d'esprit et aux demandes de l'opinion en s'y adaptant au plus vite, quitte à oublier le principe de cohérence. Beaucoup de choses qui ont été dites lors de cette campagne peuvent paraître contradictoires, elles ne le sont pas pour qui aime un peuple bariolé et entend le représenter.
Il est d'autres traits de la personnalité du candidat (énergie, pragmatisme, culture du résultat…) qui renvoient à une autre figure importante de la modernité, celle du manager dynamique et performant, entraîneur d'hommes et décontracté. Cette figure a pris son envol dans les années 1980 à l'époque où le gouvernement de gauche entendait réconcilier les Français avec l'entreprise sous les auspices de la modernisation. Bernard Tapie apparaissait alors comme un entrepreneur toujours gagnant.
Par sa formation première d'avocat, Nicolas Sarkozy travaille dossier après dossier avec un grand souci d'efficacité, mais son style et son mode de fonctionnement, la façon dont il mobilise ses équipes font écho à ces caractéristiques du management. À la différence du management post-soixante-huitard qui développe l'utopie d'un collectif horizontal sans hiérarchie, composé d'individus pareillement autonomes et responsables, Nicolas Sarkozy affirme son leadership et assume ses responsabilités. Jean- Pierre Raffarin, qui a travaillé pour un cabinet de conseil dans le domaine des ressources humaines et de la communication, détaille ses capacités managériales: «capacités stratégiques», «très bon dans l'art de l'exécution et très vif dans l'art de la décision », «réactivité sans égale», «capacité à accepter les bonnes idées et presser les bons citrons»… Il lui conseille de «ne pas être dans l'action permanente », de «sortir de l'immédiateté», de «prendre le temps de la décision» et de ne pas trop s'exposer. Ces conseils d'un spécialiste seront-ils entendus par le nouveau président?

Extrait de La France morcelée de Jean-Pierre Le Goff
Collection Folio Actuel,
©Editions Gallimard, 2008



Samedi 02 Février 2008 - 00:10

Jérôme Sage

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