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Mon Mulhouse2
27 janvier 2008

Justice contre corruption, la lutte continue

lemondefr_grd


Justice contre corruption, la lutte continue

Non, en ce qui concerne la lutte contre la grande délinquance financière, cet espace judiciaire n'existe toujours pas. Comme en 1996, il existe des justices nationales confrontées à une criminalité internationale. Il y a eu quelques progrès, comme le mandat d'arrêt européen et l'uniformisation des procédures en matière de saisie des avoirs.

L'entraide judiciaire va plus vite. Mais il n'y a pas d'autorité de poursuite pénale ni d'autorité de jugement ayant une compétence supranationale. Chaque juge reste enfermé dans ses frontières et dépend de la bonne volonté des autres pour faire progresser ses enquêtes financières.

Quel est selon vous le principal obstacle ?

C'est ce nationalisme judiciaire. Des abandons de souveraineté ont eu lieu dans presque tous les domaines, mais la justice continue à être le dernier pré carré de la souveraineté nationale. L'idée qu'un juge étranger puisse agir ailleurs que chez lui donne encore des boutons à la majorité de la classe politique. Il y a là un réel blocage politique et psychologique.

Même chez eux, les juges sont parfois entravés dans leurs actions. Le Français Renaud Van Ruymbeke, l'un des signataires de l'Appel de Genève, est sous le coup d'une procédure disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature, à propos de son attitude dans l'affaire des faux listings Clearstream. Qu'en pensez-vous ?

Je connais bien M. Van Ruymbeke. C'est un parfait honnête homme. Dans le cadre de son enquête sur les frégates de Taïwan, il a eu recours à une pratique admise en droit français (rencontrer un témoin hors procédure pour protéger son anonymat). J'ai du mal à comprendre qu'on puisse lui en faire grief.

Il est incroyable que la justice française mette autant de moyens pour enquêter sur une fausse liste de titulaires de comptes bancaires. C'est un fait divers qui relève de la diffamation devant un tribunal de police. Faire travailler à plein temps deux juges d'instruction, comme s'ils n'avaient rien d'autre à faire, et créer ainsi une ambiance détestable au sein du pôle financier, me paraît scandaleux. C'est un choix de politique criminelle douteux et cela ressemble à un écran de fumée.

En France, l'affaire des frégates de Taïwan - également instruite en Suisse - a en effet été classée, M. Van Ruymbeke se heurtant au secret-défense...

Cela montre que les priorités en matière de lutte contre la délinquance économique ne sont pas bien ciblées. Invoquer le secret-défense me semble injustifié et injustifiable. Ou alors c'est l'aveu qu'il n'y a pas de ventes d'armes sans corruption. Ou que la France considère que le commerce l'emporte sur le respect du code pénal. Il faudrait que le Parlement ait le courage de dire : la corruption est un crime, mais pas en matière de ventes d'armes !

Vous avez souvent collaboré avec la justice française. N'assiste-t-on pas à un retour de la tradition d'obéissance du pouvoir juridique au pouvoir politique ?

Non. A l'époque de François Mitterrand, cela n'était pas mieux. Cette servilité a toujours existé. Ce que vous appelez les "affaires" a toujours été déclenché par des juges d'instruction et pratiquement jamais par des procureurs. A l'exception d'Eric de Montgolfier (actuel procureur de Nice), les procureurs avec lesquels j'ai traité étaient toujours plus ou moins aux ordres.

Un groupe de travail formé par la ministre de la justice, Rachida Dati, planche actuellement sur la dépénalisation du droit des affaires. N'est-ce pas la tendance en Europe ?

C'est la tendance néolibérale berlusconienne. Le grand exploit de Silvio Berlusconi est d'avoir, de fait, dépénalisé les faux en écriture. Si, en France, on fait partir le délai de prescription pour certains délits comme l'abus de biens sociaux (ABS) au moment où il sont commis et qu'on maintient ce délai à trois ans, cela voudra dire que l'on ne poursuivra plus ces infractions. N'importe quel avocat intelligent peut faire traîner la procédure durant trois ans. Le message politique est : "Business is business." Il existerait ainsi une sorte d'enclave de la malhonnêteté liée au commerce. C'est insupportable ! Je continue à croire que l'on peut faire des affaires proprement et gérer une entreprise sans abuser des biens de celle-ci.

D'une manière générale, depuis le 11 septembre 2001, n'y a-t-il pas une tendance à se concentrer sur la lutte contre le terrorisme et à négliger celle contre la grande criminalité financière ?

J'ose espérer que c'est parce que des progrès législatifs ont été faits. Jusqu'à la fin des années 1980, l'incrimination pour blanchiment d'argent n'existait pas dans les codes pénaux de la plupart des Etats. Ni en Suisse ni en France. Jusqu'à la fin des années 1990, la corruption d'agents publics étrangers n'était pas punissable, sauf aux Etats-Unis. On peut espérer que les actions spectaculaires menées par certains magistrats ont fait reculer la corruption et le blanchiment d'argent. Du moins chez nous...

Est-ce le cas ?

Le problème, c'est que, globalement, cela n'a pas diminué. Le chiffre d'affaires du trafic de stupéfiants n'a pas diminué. La corruption n'a pas diminué. Les ventes illicites d'armes continuent. Ces trafics continuent et leur support financier s'est déplacé.

En décembre 2006, Tony Blair a obtenu l'interruption d'une enquête sur des pots-de-vin versés par BAE Systems, en rapport avec des marchés d'armement en Arabie saoudite...

On imaginerait mal, même en France, un ministre ou un premier ministre dire ouvertement à un juge de cesser son enquête. Ou, alors, il le ferait par des voies détournées. En Suisse, cela semble inconcevable. En Angleterre, cela reste possible.

 

             

La Suisse est-elle un pays où l'on peut encore blanchir tranquillement son argent ?

Contrairement à hier, il serait imprudent aujourd'hui de placer le produit d'un crime dans les banques suisses. Des opérations suspectes sont encore mises au jour, et il y a des poursuites pour blanchiment. Mais, elles sont moins nombreuses et médiatisées. Cela signifie-t-il qu'il y a moins d'argent sale en Suisse ou que les autorités politiques ont moins de volonté de le découvrir ?

Quelle est la réponse ?

Je ne sais pas. Nous parlons d'un phénomène qui par définition est occulte. Là encore, on peut espérer qu'au sein des intermédiaires financiers suisses il y a eu une prise de conscience et qu'ils sont plus prudents sur les fonds d'origine suspecte ou appartenant à des personnes politiquement exposées, potentats, chefs d'Etat, hauts fonctionnaires, etc.

Cela repose sur leur supposée bonne volonté...

En termes d'efficacité, le système suisse d'autorégulation n'est pas moins bon que les systèmes à la française ou à l'américaine, où toutes les opérations au-dessus d'un certain montant doivent être signalées. Cela donne une telle masse de signalements que l'on n'arrive pas à les traiter. Cela tue l'information.

En qualité de procureur de Genève (1990-2002), vous avez mené une politique volontariste de lutte contre le blanchiment d'argent. Cette attitude perdure-t-elle ?

Berne continue dans cette voie. Mais je constate qu'à Genève certains dossiers, ouverts de mon temps, se sont perdus dans les sables. L'affaire des pots-de-vin attribués à Benazir Bhutto par exemple. Il s'est écoulé six ans entre le moment où j'ai quitté ma fonction et son assassinat dans les circonstances que vous savez... Il y a aussi eu des saisies concernant les fonds d'un grand ami de la France, Omar Bongo. Il y avait encore la cagnotte de Nursultan Nazarbaïev, le président kazakh.

Les "fonds Nazarbaïev" seront bientôt rendus au Kazakhstan, pour des projets humanitaires. Que pensez-vous de la politique suisse en matière de restitution des fonds de certains potentats ?

La Suisse a été le premier pays au monde à restituer certains avoirs. Elle est presque le seul à le faire. Il serait assez inélégant et moralement répréhensible que notre pays, qui a déjà prêté sa place financière pour des opérations criminelles, en profite encore économiquement !

Mais restituer à qui ? Que faire de l'argent de la corruption d'agents publics encore en place ou encore protégés par le régime ? C'est un problème politiquement et diplomatiquement délicat pour la Suisse. J'aurais espéré que la Convention de l'ONU sur la corruption adoptée en 2003 trouve une solution. L'obligation de restitution y figure, mais seulement à l'Etat en question et pas à des institutions tierces comme la Banque mondiale, l'Organisation des Nations unies ou tel ou tel programme humanitaire. Concernant les milliards de dollars détournés par le dictateur Sani Abacha, la Suisse a négocié avec le Nigeria et posé ses conditions. Une partie de l'argent a été rendu via la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle.

Que font les autres pays ?

Rien. Dans l'affaire Abacha, il y avait plus d'argent à Londres qu'en Suisse, mais pas un seul penny n'est encore sorti. Les Etats-Unis, eux, ont une philosophie de non-restitution. Ils considèrent que toutes les infractions commises sur le sol américain sont au préjudice de l'Etat américain, y compris le blanchiment.


Bernard Bertossa

Ancien procureur général de Genève

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