Le chanoine Sarkozy au Vatican
Le chanoine Sarkozy au Vatican
A l'accoutumée, nous sommes souvent en désaccord avec Bernard-Henri
Lévy. Mais ce texte là mérite vraiment qu'on s'y attarde... Car il
remet les choses en place sur cette question de la laïcité, qui, pour
évidente qu'elle soit aux yeux des Républicains que nous sommes, n'en
constitue pas moins un sujet de débat vivant et renouvelé appelant
ré-examen et pédagogie.
BHL y rappelle notamment que l'expression fille aînée de
l'église est l'invention du cardinal Langénieux, archevèque de Reims en
1896. Il explique en quoi le discours du Président remet en cause la
dissociation entre l'ordre politique et l'ordre spirituel. Il montre
enfin pourquoi les propos de Nicolas Sarkozy sont une invitation - à
peine voilée ? - aux amis de Tariq Ramadan pour qu'ils deviennent les
nouveaux hussards noirs des territoires perdus de la République.
Maurice Szafran
Chronique du Point (n° du 10 janvier 2007)
L'événement est passé relativement inaperçu. Or il est énorme et, me semble-t-il, sans précédent.
Le fait d'avoir évoqué les « racines chrétiennes de la France » n'est pas, en soi, le problème-car c'est un fait.
Ni, non plus, la déclaration selon laquelle les religions sont moins un
« danger » qu'un « atout »-là aussi, pourquoi pas ?
Ni, encore moins, le salut à la
mémoire des sept moines de Tibéhirine assassinés, le 21 mai 1996, près
d'Alger-ces martyrs trop vite oubliés.
Non. Ce qui est choquant dans cette
affaire c'est, au-delà même de sa mise en scène, au-delà du bizarre
mélange de révérence et d'inconvenance qui caractérisa cette équipée en
compagnie de Jean-Marie Bigard et de Jean-Claude Gaudin continuant de
mâcher son chewing-gum face à Benoît XVI, cinq gestes politiques qui,
s'il y avait encore une opposition, auraient dû provoquer un tollé.
1. L'affirmation selon laquelle la
France aurait des racines, non pas chrétiennes, mais essentiellement
chrétiennes : cet « essentiellement » change tout et vaut désaveu,
voire insulte, pour ceux qui, sans être chrétiens, n'en ont pas moins
fait la France-les autres religions, bien entendu ; mais aussi les
agnostiques, les athées, les tenants de l'esprit des Lumières, les
inventeurs des droits de l'homme de 1789, les humanistes sans la foi ou
sceptiques.
2. La désignation de la France comme
étant, « par le baptême de Clovis », la « fille aînée de l'Eglise » :
on passera sur le fait que son prédécesseur, Jacques Chirac, dont on
peut supposer que la foi n'était pas moins solide que la sienne, ait eu
la sagesse, lui, de considérer que la neutralité inhérente à sa
fonction lui interdisait d'assister à la messe pour le quinzième
centenaire du baptême de Clovis ; mais on rappellera aux ignorants qui
ont pensé et rédigé ce discours que l'expression même de « fille aînée
de l'Eglise » est une expression d'Eglise, inventée par un homme
d'Eglise (le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, en 1896), et qui
n'a, de fait, aucun sens dans la bouche d'un chef d'Etat laïque.
3. Le rapprochement fait, alors, entre
les deux vocations politique et sacerdotale : je passe (ils en ont vu
d'autres...) sur la probable stupeur des cardinaux entendant l'apôtre
d'une présidence bling-bling, décomplexée dans son rapport à la
jouissance et à son ostentation, leur expliquer sans rire : « je
comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation
parce que, moi-même, je sais ce que j'ai fait pour réaliser la mienne »
; ce qui ne passe pas, ce qui ne peut pas passer, c'est l'inconscience
avec laquelle, par ces mots, il ruine tout le travail de dissociation
entre les deux ordres, donc entre les deux vocations, qui fut le
travail même, depuis deux siècles, de la République.
4. L'étrange idée selon laquelle
l'aspiration spirituelle, voire morale, qui est en tout homme ne
trouverait sa réalisation que dans et à travers la religion : insulte,
là encore, aux sceptiques ; gifle à tous ceux qui n'ont pas besoin
d'être croyants pour avoir « un engagement porté par l'espérance » ;
résignation gravissime au fait que la laïcité, parce qu'elle « risque
toujours de s'épuiser » ou de « se changer en fanatisme », serait
impuissante à proposer un sens à l'existence (quid, dans ce cas, du
fanatisme au nom duquel tant de femmes sont, dans tant de parties du
monde et même parfois en France, mutilées, brûlées vives, martyrisées ?
Nicolas Sarkozy pense-t-il qu'il s'agisse là d'une manifestation de son
« fanatisme laïque » que ne « comble pas- sic -l'aspiration à l'infini
» ?).
5. Et puis enfin-le bouquet !-le
moment du discours où le garant de l'indépendance de l'Ecole a le culot
d'affirmer que « dans la transmission des valeurs l'instituteur ne
pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé parce qu'il lui manquera
toujours la radicalité du sacrifice de sa vie » : les enseignants
apprécieront ! les instituteurs de la laïque, ces hommes et femmes qui
consentent des sacrifices autrement plus sérieux que ceux dont se
targue leur président pour inculquer les valeurs civiques, le sens de
la connaissance désintéressée, la liberté de l'esprit, à des enfants
issus de familles où l'on a parfois trop tendance, justement, à porter
aux nues la « radicalité du sacrifice », tireront les conséquences qui
s'imposent de cet abandon en rase campagne ; et qui empêchera cette
autre sorte de « pasteurs » que sont les amis de Tariq Ramadan d'en
conclure qu'ils ont une chance, dans ce nouveau contexte, de devenir
les hussards noirs des territoires perdus de la République ?
Face à cette ahurissante série de
provocations, on a le choix, comme souvent avec ce singulier président,
entre plusieurs explications.
Le rédacteur, peut-être. Oui, comme
pour le discours raciste de Dakar, on pourra toujours imaginer la main
un peu lourde d'un autre speech-writer -ignare ou, simplement, exalté.
Le cynisme, ensuite. La décision
froide, calculée, d'aller faire un petit tour du côté des catholiques
avant d'en faire très vite un autre-n'en doutons pas !-du côté des
juifs, des francs-maçons ou des musulmans.
Et puis on peut créditer enfin le
président de savoir, très précisément, ce qu'il dit ; et on ne pourra
pas ne pas faire le rapprochement, alors, avec la seule grande
idéologie française qui a pensé le catholicisme comme cette « culture »
à laquelle on n'est pas forcé de croire mais qui scelle, comme nulle
autre, pour peu qu'on lui en sous-traite le soin, la cohésion d'un lien
social : le maurrassisme.
De ces trois interprétations, je ne saurais dire laquelle me paraît la plus inquiétante.
Mercredi 16 Janvier 2008 - 15:00
Bernard-Henri Lévy