Suite française (2) De la difficulté à être du socialisme français
Suite française (2) De la difficulté à être du socialisme français
Le débauchage de quelques vedettes de la gauche par Sarkozy a fait
jaser. Mais cet épisode plutôt cocasse est aggravé par l'incapacité du
PS à se déterminer sur tous les sujets : Traité européen, immigration,
retraites… Il ne s'agit pas, pressent-on, d'une mauvaise passe, mais de
la manifestation, un peu comme les désaccords entre Wallons et
Flamands, d'une faiblesse organique qu'auparavant on savait gérer, dont
on s'est parfois fait un atout, alors qu'elle n'engendre plus désormais
que découragement.
Une candidature maternaliste
Ségolène Royal a sauvé les apparences pour les socialistes lors de la
dernière élection présidentielle. Ses rivaux auraient moins bien réussi
à limiter la fuite des électeurs vers l'extrême gauche ou vers le
centre. Mais sa campagne a révélé l'instabilité de l'amalgame de
valeurs qui est le socle du Parti socialiste. Cette candidature
féminine qui était a priori une bonne affaire a pris une tonalité
maternaliste où l'on a discerné des infiltrations surprenantes,
d'autant plus inquiétantes qu'elles séduisaient : tout un refoulé
d'ordre moral, de patriotisme et même des relents chrétiens. Le PS
peine à se remettre de s'être laissé aller à de tels aveux. Peut-on
après cela continuer comme devant ? Comment démentir ce faux pas ? Ou,
à défaut, comment l'assumer ? À droite la perturbation Sarkozy ne
concerne plus guère qu'un style, des fiertés, que l'on ne soutenait que
par devoir. À gauche, c'est bien l'identité qui est en cause.
Cette situation suscite des
commentaires d'une banalité décourageante sur la nécessité pour les
socialistes français de faire enfin « leur Bade Godesberg », et de
rompre avec leur vieille habitude d'annoncer le contraire de ce qu'ils
feront au pouvoir puis d'oublier ce qu'ils y ont fait. Certes, mais
pourquoi donc nos socialistes sont-ils depuis si longtemps obstinément
rétifs à l'idée de faire leur « aggiornamento » ?
Complicité inévitable mais alliance impossible
La difficulté d'assumer son réformisme gouvernemental est, chez les
socialistes français plus qu'un trait de caractère. C'est un état de
nature qui tient aux conditions dans lesquelles est né chez nous le
socialisme organisé sous forme de parti, à la fin des années 1870. Cet
accouchement s'est produit dans des conditions difficiles, à cause de
l'avance française en Europe pour ce qui est de l'établissement de la
démocratie. D'une part la bourgeoisie républicaine (Ferry, Gambetta…)
occupait solidement le terrain, elle avait renversé l'Ancien Régime et
fondé la République, obtenu un suffrage universel auquel ni les
Allemands ni les Anglais n'étaient près d'accéder. Mais, d'autre part,
hantée par le souvenir de juin 48 et de la Commune, la classe
dirigeante était conservatrice, bien plus réticente que Bismarck à
accorder des droits sociaux. Résultat : les socialistes se trouvent,
volentes nolentes, solidaires en politique (contre la droite
traditionaliste, boulangiste, anti-dreyfusarde…) de gens qui sont,
socialement, leurs adversaires. D'où le paradoxe suivant : la
complicité est inévitable, mais l'alliance impossible. Jaurès
l'analysait très bien en 1889 : « i[Le parti ouvrier [guesdiste] a
proclamé tout d'abord comme un dogme le principe de la lutte des
classes et il a été obligé ensuite de nier ce principe par toute sa
conduite »]i.
Cette schizophrénie entre le point de
vue de l'identité et celui de la participation politique, les
socialistes français en sont-ils jamais sortis ? Elle ne les pas
lâchés, obligeant leurs leaders à toutes les conciliations et les
contorsions. Pour diriger ce parti si intimement divisé, il fallait
forcément emprunter des voies obliques. Ainsi Jaurès chef de la
majorité de gauche dut désavouer Briand, Viviani et Millerand pour leur
participation à des gouvernements qu'il soutenait ; plus tard il
tolérera la propagande anti-patriotique de Gustave Hervé. Ainsi, en
1936, Blum se considère non pas comme exerçant le pouvoir mais
l'occupant dans une sorte d'intérim. Il a fallu la Libération et
ensuite la guerre froide pour que le Parti socialiste s'assume comme
parti de gouvernement.
La ruse obligée
La situation originelle du Parti socialiste est celle d'être un allié
malgré lui de la gauche républicaine, incité à participer au pouvoir
mais empêché ontologiquement de le faire. De ce point de départ
résultent des traits constants de ce parti. Il est remarquable en
particulier que les dirigeants qui l'ont marqué (Jaurès, Blum,
Mitterrand) lui sont arrivés de l'extérieur. Avant Jospin et Hollande,
la vie interne du parti n'avait fait émerger qu'un seul dirigeant, Guy
Mollet. Comme s'il fallait ne pas en être pour diriger ce parti, comme
si le parti devait sortir de lui-même pour exister utilement dans la
politique française. Il est donc logique que le dirigeant socialiste
soit astreint à des acrobaties par lesquelles le « parler vrai »
supporte des entorses, car son rôle est celui d'un médiateur entre
plusieurs niveaux de réalité. Cette médiation peut être assurée avec
noblesse ou bien avec cynisme, mais on ne gouverne pas un tel parti
sans ruse, et surtout pas - Michel Rocard l'a appris à ses dépens - en
affichant sa conviction d'avoir raison. Mieux vaut jouer sur les
ambiguïtés, équilibrer rhétoriquement les contraires à la manière de
Jospin, et même dissimuler sa supériorité sous les flatteries comme
savait le faire Jaurès, non sans indigner Péguy.
Cette filiation et cette expérience
ont engendré beaucoup de difficultés pour le PS à rendre compte de ce
qu'il fait. Il a provoqué en outre une confusion souvent hostile dans
les rapports humains, particulièrement l'amertume, voire le
ressentiment de ceux qui se sont vu sacrifiés pour avoir perturbé un
complexe d'ambiguïtés et d'inéclaircissements qui était la manière
d'être de ce parti. Ayant pris leurs distances par désir de clarté, ces
révisionnistes se sont plus d'une fois fourvoyés ensuite par dégoût
d'anciennes camaraderies polluées par les dissimulations complaisantes.
On sait où ce dégoût a conduit des hommes pas spécialement malhonnêtes
comme Déat ou Spinasse (Ministre de l'économie du Front Populaire). On
voit actuellement, mêlé à la simple ambition, quelque chose de ce rejet
de conventions intellectuelles et morales pesantes et dérisoires chez
des gens comme Eric Besson ou Bernard Kouchner.
Leur destin suggère que la difficulté
d'être soi-même perdure dans notre parti socialiste. L'union de la
gauche anti-communiste machinée par Mitterrand n'a en effet pas mis fin
à la dualité d'origine, qui recommande d'être l'ennemi de celui auquel
on est contraint de s'allier. Elle en a même été le comble, attirant
l'allié dans le piège de la gouvernance où il se dissoudrait comme une
mouche dans l'orifice gluant d'une plante carnivore. Mais le coût de
cette manœuvre victorieuse a rendu encore plus difficile les
éclaircissements qu'au sortir de la Guerre d'Algérie on croyait
inévitables.
Du statu quo dans l'hésitation,
François Hollande est le champion. De l'immaîtrisé, du non reconnu qui
fermente en dessous, Ségolène Royal a été la messagère instinctive,
semi conscient. Mais ce qui est nouveau dans cette situation est
l'absence de passion, l'usure des idées et des sentiments dont on ne se
détache pas. L'absence de polémique est un symptôme grave : ne sont
présents ni l'espoir de surmonter les contradictions, ni le talent de
les faire miroiter comme une richesse à exploiter. Ne reste que la pure
perplexité. Peu de choses ont changé mais tout s'est usé. Cela donne à
penser que c'est une histoire qui se termine… avant nouvelle fondation.
Vendredi 30 Novembre 2007 - 00:40
Paul Thibaud